Livre tiré à 80 exemplaires, dont les 15 premiers comprenent un tirage numéroté sur 15
Tirage épuisé
Album Dec. 2003
"CHOSES CALMEES"
Le livre terminé
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A l’époque
où le Liban n’était qu’une province gouvernée par le pacha
ottoman de Damas, son père Mahmoud et Raïfé Stétié sont des
lettrés, férus de poésie arabe classique et de rhétorique.
µSalah Stétié est né à Beyrouth le 28/12/1929 sous le mandat
français. Il sera un grand diplomate et un poéte étudié dans
tous les pays francophones. |
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DéTECTION Par Salah Stétié |
Détecter le bonheur secret des choses et des êtres, l'harmonie qui les anime et règle leurs rapports comme celle dont il est parlé dans Les Disciples à Saïs de Novalis, n'est pas sans conséquence. Interroger ainsi, par la nature de leur secret, des photographies dont l'intention visible est le masque d'un faisceau d'intentions invisibles serait donc se livrer à autant de sauts périlleux dont l'enjeu est d'altitude et de profondeur. La flèche de la parole poétique doit toucher juste et fort le cœur de la cible. Car il faut la poésie, c'est-à-dire une parole de mystère, pour débrouiller l'écheveau embrouillé d'un autre mystère. Cet autre mystère est celui de la saisie du monde par un regard. Or, un regard n'est pas seulement regard : il est monde, nécessairement monde, altitude et profondeur, conscient et inconscient mêlés, visible en mal d'invisible, objets communs en perspective de symbole, abstractions souhaitant se poser parmi nos présences modestement ou radieusement concrètes, tensions, désirs, questions, palpitations, déchets, corps et décor. Et comme le monde du photographe est d'apparence et de nature muettes, le penseur, le philosophe, le poète se doit de participer de ce mutisme, de se faire lui-même silence, parfois même lourd silence, pour se mettre au niveau de l'archétypal, ou alors silence allégé afin de jouer avec l’aéronef du rêve et de se prêter au hasard et à ses dérives subtiles. C’est dire ainsi que la photographie ne nous regarde jamais qu’en miroir, intégrant à la lumière et à la nuit du monde l’autre lumière et l’autre nuit, celles de l’homme, qui sont mentales. L’héliogravure ne fait qu’accentuer le phénomène. C’est évidemment de la sorte que j’ai questionné, les faisant miennes par le pouvoir des mots de poésie, les réintégrant à l’autre tissage du monde qui est de création, de re-création verbale, les choses si superbement concrètes et mentales de Philippe Blache. Toute chose peut être, moléculairement parlant (ne fût-ce que moléculairement parlant), à l’état vibratoire, frémissant ou pacifié. Victor Hugo, dans l’un de ses vers, évoque, non sans souligner leur potentiel d’énigme, les “choses calmées”. Ce sont “choses calmées” la matière et les thèmes de cet album. |
Signes graphiques de Jan VOSS |
L’édition originale de CHOSES CALMÉES, préface et poèmes de Salah Stétié, accompagnant douze héliogravures signées de Philippe Blache, se limite à douze exemplaires, plus 3 E.A., numérotés en chiffres romains, et contresignés au colophon par le poète et le photographe. Les motifs graphiques de Jan Voss ont été spécialement conçus pour ce livre. Il existe en outre, de chaque héliogravure, quinze tirages réservés aux amateurs, numérotés en chiffres arabes et signés par le photographe. Chaque album comporte un manuscrit original du poète. |
BLANCHE SAISON 1 |
Elles rêvent de faire partie du domaine de l’air Leurs deux pieds ciselés en forme de colombes Mais ces jambes sont notre propriété, elles sont d’ici Elles sont rails désaccordés pour un wagon de rêves Terre touchée, notre terre, Non pas globe, mais losange des certitudes, Le point de nouaison de ces ailes est invisible Dans la saison blanche de la neige Où est-elle, lampe inhabitée, nuit ou femme ? Où es-tu, ma superbe, éclairée de volcans ? Ton élément est le feu, ton autre élément l’eau, L’eau n’éteint pas le feu Elle devient par rêverie corps et délice Luxe endormi de l’endormie parmi les choses Comme un ruisseau devient lente rivière Dans le salon où le fauteuil de ses deux bras Attend l’arrivée du contemplateur et son blasphème |
LE LUXE 2 |
Qui, sinon la volupté, nous rêve ? Le flanc du canapé est début de la mer Le flanc du canapé est matière pure et piège pour d’autres flancs à fleurs Si féminins, longs flancs de cavalière au fond de qui s’est déchargé le cheval Rien que l’attente ici et le coussin d’amour Allumé par un rameau perdu et peint Laissé là par hasard et par charme et par ruse Comme l’aurait fait, un jour de mythologie, L’oiseau palpitant de Vénus |
PASSEUSE 3 |
Ce bois n’est pas cercueil pour le corps jeune Il est meuble à sentir et fruit de pain La femme est vie, banalité médiatrice, Tous les deux, meuble et vie, tournant le dos par discrétion, par distraction, Et rêvant, face au mur, d’un secret d’humilité et de tendresse Figure médiatrice est la femme et son corps L’une de ses mains boit les forces de la terre L’autre plus haut les restitue à la lumière Scène muette et qui n’attend rien de nous Le regard soudain impuissant Devrait se détourner tendrement, par pudeur, De ce théâtre d’ombres |
VANITE 4 |
Le regard regarde le monde et somptueusement le décolore Le blanc le noir le gris la vie la mort Tout cela paysagé par des doigts distributeurs de musique Dans la chambre apaisée où l’harmonie est dense Et torsadée Le dieu Orphée vient de partir Laissant le songe de sa trace en ondes en frémissements en reflets Seule une fée d’Asie retenue par la porcelaine Confie au miroir mystique sa nostalgie De s’unir à elle-même dans le retrait de la lumière où l’oignon seul Met son accent de vérité, son absence odorante et douce |
LE FAUTEUIL HABITE 5 |
Elle a sauvé le mystère de son visage Elle a sauvé sa barque étroite et secrète La bouche est seulement le signe inexploré de la mélancolie par désir Les cuisses les plus longues sont de bois de santal on les a par l’odeur Et les genoux sont polis et repolis par l’eau sauvage et son cresson de délire Les seins sont les oiseaux timides du nid du cœur La main cachée ressurgit en deux doigts sages Les doigts de l’autre main s’interrogent et refusent : “Non, disent-ils, je n’attends rien de la prière” |
L'ORDRE 6 |
Tout est reflet tout est cristal tout est feuillage Et tout est nuit et jour La profusion la musicalité le pot de terre L’œuvre de Nature étagée dans sa finitude infinie Heureuse d’être et de se multiplier harmoniquement Pour recouvrir et protéger l’œuvre d’homme Si raffinée, si étincelante et frêle Que l’idée plus encore que la main peut la détruire |
STABILE 7 |
C’est pour mieux s’envoler de ses deux bras dressés Que le corps adolescent s’étire et va Puisant dans sa verticalité l’ange de l’être La sculpture est-elle sculpture ? La sylphide A laissé sur la table la beauté simple de ses organes Les fibres les vaisseaux l’appareil digestif la bouche intime Tous ces circuits par qui la vie est un moteur Moteur immobile vol immobile Le photographe est passé par là son œil est d’un archange L’espace est presque blanc autour de la fable improbable |
L' AIR 8 |
La maison de plein midi tient le bonheur en laisse Le bonheur explosé se fait palmier La piscine attend du coin de l’œil Comme regarde avec étonnement la petite fille L’arrivée violente de la couleur : Un tumulte de bleu |
LES ETRANGERES 9 |
Décapitée mais pure elle avance un pied hors de Chine Les jambes de son amour sont parfaites Et sa timidité enfantée par la neige S’est libérée de la tyrannie de son ombre Le luxe est là pourtant, qui la protège Comme un chapeau avec le nimbe des silences Alors qu’au loin du plus secret miroir La vanneuse occidentale a commencé à vanner l’invisible |
HIEROGLYPHES 10 |
D’où viennent ces fleurs, papillons, pivoines, anémones Enfants nés du sang précieux d’Adonis ? Sur le plateau de marbre il y a aussi la forme des aiguières Huile et vinaigre habitent avec éclat leurs ciselures Tout cela inscrit signe et sens Sur le mur fermé de nos rêves Que peindra tendrement le balai d’épis des étoiles |
BORNE 11 |
Après tant de voyages imaginaires Soleil et lune entraînant le temps visible, Vers les méandres du fleuve et la beauté éclatée de ses serrures Corps habillé de soie Corps revêtu par la lumière de l’esprit Ô mystérieux mangeur Tu rends la terre à la terre et pourtant tu rayonnes Blancheur de tout ce blanc ta solitude Et ce propos : “De certains hommes, on attend mieux que de remplir les latrines”, dit Léonard. Mais la violence est là, sculptée loin des jocondes: Ce bloc irrécusable. |
APRES 12 |
Finie la fête ! Le gentleman a laissé son chapeau et sa coupe. Chapeau vide. Coupe vide. Le mur est en train de mourir. Noire est la fenêtre. Désert, le soupirail. Maison de pierre : propension de la pierre À regarder dans les yeux l’éternité. L’éternité est là, chez elle, palpable. Elle a cassé le jouet. Elle a pulvérisé l’étonnement. Mais l’étonnement s’est induré, la mort est indemne de nous. |